La nécrologie à laquelle vous avez échappé

Par Lucien Bély

Le roi est mort, Vive le roi !

Aujourd’hui, 1er septembre 1715, le roi Louis XIV est mort à huit heures un quart et demi. Il a rendu l’âme sans aucun effort, comme une chandelle qui s’éteint. Il s’éteint quatre jours avant d’avoir soixante-dix-sept ans et dans la soixante-treizième année de son glorieux règne.

Il n’a pas souffert. Il avait reçu l’extrême-onction et le viatique, la dernière Eucharistie. Jusqu’à la fin, il a récité les prières des agonisants d’une voix forte, répétant plusieurs fois « Nunc et in hora mortis » [Maintenant et à l’heure de la mort]. Il a dit encore : « O mon Dieu, venez à mon aide ; hâtez-vous de me secourir ». Ainsi, jusqu’à son dernier souffle, le défunt souverain, mon grand-père, a prié Dieu comme il l’a fait toute sa vie. Il n’a jamais oublié qu’il était le roi Très Chrétien et il a voulu conformer sa vie aux lois que Dieu nous a données. Il a su écouter les recommandations de nos cardinaux et de nos évêques. Il a réussi à chasser de France l’hérésie et à rétablir l’unité religieuse du royaume. Il a veillé à la pureté de la foi et sa remarquable vigilance a obtenu du Saint-Père une nouvelle condamnation des idées dangereuses diffusées par des esprits inquiets. Il a suivi fidèlement les conseils de son confesseur, le Père Le Tellier, de la Compagnie de Jésus. Tout cela compte infiniment au moment où il paraît devant notre Sauveur.

Louis XIV a conquis de belles provinces et son royaume compte de nouvelles villes dont il peut s’enorgueillir. Ses sujets sont plus nombreux et très obéissants. Ils ne cherchent pas à disputer l’autorité royale à la différence de ce qui se fait dans les pays voisins. Ils ont appris aussi que le peuple de France est à son tour un peuple élu par Dieu. Partout dans le royaume, des statues et des peintures proclament les hauts faits du roi. Louis XIV laisse la monarchie plus forte et plus parfaite. Il a veillé à l’honneur du nom français et toute la nation française ne peut que pleurer son monarque. Il a été un vainqueur magnanime lorsque le succès a récompensé ses armées. Il a supporté avec un admirable courage la défaite lorsque les ennemis ont voulu submerger le royaume. Sa constance a triomphé à la fin : il a gardé toutes ses conquêtes et son petit-fils, le roi Catholique, règne sur l’Espagne et les Amériques. Il a rendu la France redoutable à ses ennemis et fidèle à ses alliés pour mieux protéger ses sujets. Jusqu’au bout de l’univers, chacun considérait Louis XIV comme le plus grand roi du monde. Aujourd’hui, sa mort regrettable nous rappelle la faiblesse de la condition humaine et que seul Dieu est grand.

Nous devons en ces moments douloureux nous rappeler ses dernières paroles qu’il nous laisse en legs très précieux. Le défunt roi a demandé à tous les seigneurs présents à la Cour de bien servir son arrière-petit-fils, rappelant que l’État demeurera toujours. Il leur a enjoint de suivre les ordres de son neveu et gendre, Mgr le duc d’Orléans, à qui il a confié le roi et le royaume. Il a prodigué les avis à ses vertueuses filles, Madame la princesse de Conti, Madame la Duchesse douairière, ma chère mère, et Madame la duchesse d’Orléans. Il a dit toute son affection et sa confiance à ses dignes fils, Mgr le duc du Maine et Mgr le comte de Toulouse. Il a recommandé à notre bien aimé roi Louis XV d’être un souverain pacifique, se repentant lui-même, en pieux chrétien, d’avoir trop fait la guerre et d’avoir trop aimé les beaux bâtiments. Il lui a demandé également de soulager ses peuples car c’est là le premier devoir d’un monarque. Nous devons aussi nous souvenir qu’il a dit, comme autrefois l’empereur Marc-Aurèle, à ses serviteurs qui versaient des larmes : « Pourquoi pleurez-vous ? Est-ce que vous m’avez cru immortel ? Pour moi, je n’ai point cru l’être, et vous avez dû, dans l’âge où je suis, vous préparer à me perdre. »

On sait toute l’amitié que le roi avait pour Madame la marquise de Maintenon qui lui a permis de mener une vie édifiante et qui l’a accompagné dans ses derniers jours. Elle a quitté son chevet le 30 août et a pris le chemin de la maison royale  de Saint-Cyr d’où elle ne doit plus sortir et où elle veut vivre dans la plus grande retraite. Le roi l’a recommandée à son neveu.

Déjà Mgr le duc d’Orléans m’a fait venir comme grand maître de France pour organiser les funérailles du défunt monarque. Il a ordonné de suivre ce qui a été fait pour le roi Louis XIII, en s’abstenant des grandes cérémonies qui sont la tradition lorsqu’un souverain meurt à Paris. Il a ordonné aux secrétaires d’État d’écrire aux évêques de France afin qu’ils organisent des services religieux, ainsi qu’à toutes les autorités pour les informer de cet événement si triste.  

Tous ceux qui le souhaitent peuvent rendre un dernier hommage au défunt roi dont le corps est exposé dans sa chambre. Ce matin, à dix heures, le cardinal de Rohan, grand aumônier, y a chanté le De profundis. Des messes ont été dites jusqu’à midi sur deux autels installés dans la chambre, l’un devant la cheminée, l’autre sur le côté opposé. On fermera les portes à huit heures du soir. Demain, aura lieu l’autopsie en présence de médecins de la Faculté de Paris, de chirurgiens et de grands dignitaires du royaume. Une fois la dépouille mortelle placée dans son cercueil, celui-ci sera déposé dans la chambre du lit, dans les Grands appartements de Versailles. Toute la chapelle royale est convoquée pour dire des messes basses. 

Si nous devons déplorer la mort d’un si grand prince, nous ne pouvons que nous réjouir d’avoir un nouveau roi : Sa Majesté, âgé de cinq ans, jouit d’une santé robuste et montre les meilleures dispositions. Le défunt roi a tout prévu pour son éducation.

Notre monarque pourra compter sur son oncle, Mgr le duc d’Orléans. Dès demain, ce grand prince doit se rendre au Parlement de Paris pour entendre lecture du testament royal. Le défunt roi lui a confié qu’il n’y trouverait rien qui pût le gêner : il pourra donc assurer la régence pour le bonheur des Français. Il trouvera toute la famille royale unie derrière lui pour soutenir ce précieux enfant qui est désormais le roi de France.

Le roi est mort !  Vive le roi !

Mgr le Duc de Bourbon, Grand Maître de France

P.C.C. Lucien Bély

 

Par Lucien Bély, Professeur d’Histoire moderne à l'Université Paris-Sorbonne (Paris IV). Il a consacré une partie de ses recherches à l’histoire des relations internationales et de la diplomatie : Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV (Fayard, 1990), Les Relations internationales en Europe XVIIe-XVIIIe siècles (PUF, 1992). Il a également travaillé sur la France des XVIIe et XVIIIe siècles et a notamment dirigé le Dictionnaire de l’Ancien Régime  (PUF, 1996). En septembre 2015 paraît le Dictionnaire Louis XIV qu’il coordonne (Robert Laffont- Bouquins).